samedi 17 octobre 2015


Nous publions au fur et à mesure les interventions de nos trois invitées lors de notre événement du 10 octobre 2015 à l'Espace des Diversités et de la laïcité à Toulouse.



Intervention de Duha Al-Ashour 


L'exil


Première année : fuite, dépaysement et incertitude

En Syrie, il était courant d'utiliser le terme « toit de la patrie » après le début de la révolution en 2011, généré et répandu par les médias du pouvoir, ses hommes politiques ainsi que ses théoriciens. Depuis, les Syriens ont été classés en fonction de leurs réclamations : ceux qui demandaient des réformes superficielles étaient acceptés sous le « toit de la patrie », tandis que ceux qui réclamaient des réformes radicales et participaient à la révolution, étaient considérés en dehors du toit de la patrie. Autrement dit des collaborateurs avec l'ennemi méchant et donc des traîtres et méritent le traitement des traîtres.
Début août dernier, une jeune syrienne : Lana Mouradni a été arrêtée par le régime syrien. C'est la fille d'amis qui sont eux aussi d'anciens prisonniers politiques. Sa mère a écrit qu'elle était contente car elle pouvait informer les gens que sa fille avait été arrêtée et que ses amis n'allaient pas nier leur relation avec elle à cause de cette information.
Cette jeune femme, Lana, est ingénieur informatique ; elle travaillait avec l'UNICEF dans un programme éducatif adressé aux enfants de la région d'Al-Ghouta assiégée à côté de Damas.
Pourriez-vous imaginer cette espèce de bonheur ? Le bonheur que vous ressentez lorsque vos proches et les gens qui vous aiment peuvent déclarer leur solidarité avec vous ?


Cette sorte de bonheur ou de grâce, une génération entière de prisonniers politiques à l'époque du père Assad en étaient privés. C'était également le lot de ma famille. Le plus dur était pour ma fille, Diana, qui est née en prison. Elle a beaucoup souffert de se sentir exclue par ses amis qui s'éloignaient d'elle car ses parents avaient peur et craignaient que l'accusation touche leurs propres enfants. Pendant longtemps, Diana craignait que les gens apprennent où elle est née, car c'est lié à la prison.
Dans les années 80 et 90, ma famille a payé environ 40 années de prison entre mes frères, mes soeurs et moi-même. Mon frère est retourné en prison à l'époque du fils Assad. Nous étions régulièrement convoqués pour des enquêtes, interdits de quitter le pays, interdits de travailler également. Le toit de la patrie était bas et humiliant. Ce toit qui avait décidé de transformer la Syrie en un grand cimetière et en une prison encore plus grande. C'est ce toit qui a poussé les Syriens à se révolter en mars 2011. C'est le même qui les pousse aujourd'hui à risquer leurs vies et leurs économies, en mer et dans les forêts, pour fuir ce toit terrible.


Ça se passe sous le toit de la patrie

Darayia, petite ville agricole et artisane qui jouxte la commune où j'habitais, dans la banlieue de Damas (Sahnayia) ; c'est elle (Darayia) qui nourrit les petites communes à côté, et est la ville de Ghayath Matar, le jeune homme qui a offert des roses aux soldats du régime mais ils l'ont tué froidement devant tous les autres manifestants pacifistes. Darayia a été assiégée. Nous étions donc privés de pain, de lait, de yaghourt et des légumes. L'une des femmes déplacées nous parlait amèrement de ses vaches tuées par les balles d'un sniper, de ses poules qui sont mortes à cause du froid et du manque de nourriture.
Par les ruses et les stratagèmes nous proposions à ses petits enfants, qui pleuraient jour et nuit réclamant le lait, de boire l'eau du riz ou de la fécule bouillie avec du sucre. Ils acquiesçaient avec peine.


A l'autre bout de la Ghouta – Banlieue de Damas, les gens jetaient le lait sur les routes refusant qu'il arrive à la capitale ; c'était leur réponse au régime qui les privaient de pain, de farine et de chlore pour désinfecter l'eau !
Ce sont les horreurs de la guerre et sa folie ! Les gens, en temps de guerre, peuvent faire des choses irrationnelles, et c'est compréhensible.


Maadamié al Sham, petite commune dans la banlieue de Damas, a connu beaucoup de massacres et vit actuellement une trêve très dure. Un jeune de cette commune témoigne : il raconte comment ils perdent un temps fou devant les check-point à l'aller et au retour, car les agents les fouillent par crainte qu'ils ne fassent rentrer de la nourriture dans la ville. L'étudiant a le droit d'emporter avec lui un seul paquet de biscuits supposé satisfaire ses besoins jusqu'au lendemain ! Et ce selon un plan de guerre utilisé dans toutes les régions où des affronts ont lieu, basé sur le principe : affamer les gens pour les faire obéir. Dans cette guerre on se sert de la levure de pain par exemple, comme outil pour tuer les gens à petit feu en les privant de leur principale source alimentaire.


Ma fille et nombreux de ses camardes se sont trouvés obligés plusieurs fois à ne pas se présenter aux examens universitaires à cause des routes coupées. Longtemps aussi, ils étaient contraints de s'y rendre à pied. Malgré cela, ils avaient plus de chance que leurs camardes qui se faisaient tuer par des tirs sur la faculté d'architecture de Damas.

Pour la deuxième fois, des médecins de la commune de Douma dans la banlieue de Damas appelaient au secours afin d'arrêter les combats, et établir une trêve entre les combattants pour permettre d'évacuer les blessés et enterrer les victimes décédées. Les images qui nous parviennent de là-bas montrent des médecins qui opèrent avec des outils rudimentaires, sans anesthésie ni désinfection, se servant de leur téléphone portable comme seul éclairage !

Dans les zones de conflit, les gens vivent leurs mythes quotidiens ainsi que leurs miracles pour survivre. Ils travaillent et apprennent dans des conditions insoutenables. Pour la 5ème année consécutive, les communes de la Ghouta travaillent à assurer la nourriture, les légumes et l'eau. Ces communes sont tout de même dans de meilleures conditions que les communes avoisinantes qui ont été détruites, brûlées et dont les habitants avaient été tués par l'arme chimique, les barils et différents projectiles. Sans parler des arrestations, des enlèvements et des blessés. Les gens disent : « J'espère qu'il reviendra même mort, qu'on aura juste au moins son corps ! » Ce sont les ultimes souhaits de ces gens épuisés dans l'attente d'une solution, une trêve ou une transaction d'échange. Ils ont été obligés à se déplacer, à demander l'asile (en Syrie, il y a actuellement plus de 8 millions de déplacés au sein même du pays, et plus de 4 millions de réfugiés dans les camps des pays voisins et ailleurs dans le monde alors que le pays comptait 22 millions de Syriens avant la guerre !).
Pour la 5ème année, il y a dans mon pays une guerre qui ne s'est jamais arrêtée. La mort abondante est devenue une banalité dans les infos. Cette mort a laissé la place à ses extraordinaires variations, qui font la Une des journaux dans le monde : la mort par noyade, asphyxié dans un camion, brûle, ou étouffé dans les camps… Et ce sans parler de Daesh – l’État islamique et ses exactions « hollywoodiennes » contre des civils sans défense.


L'exil 

C'était la première fois que je quittais « le toit de la patrie », car j'étais interdite de voyage. Dès les premiers instants, j'étais envahie par des sentiments contradictoires : le sentiment d'être sauvée de la poignée de la tyrannie sous toutes ses formes, le plaisir de découvrir l'horizon sans limites, le tout mêlé à l'appréhension d'être dévoilée, découverte, à nue : seule avec une mémoire ensanglantée face à un monde étrange qui m'indique qu'il faudrait que je remette en question toutes mes connaissances, et me redéfinir : qui suis-je ? Et qu'est-ce que je veux ?
J'ai passé la première année de mon exil dans un centre pour réfugiés dans la banlieue parisienne. Les gens des quatre coins de la planète où il y a des guerres, de la misère et de la pauvreté, viennent en France pour tenter leur chance d'une vie meilleure. Des Français nous demandent régulièrement : pourquoi avez-vous choisi la France comme pays d'asile ? La plupart des réfugiés répondent par cette phrase qui, à leurs yeux, est censée satisfaire les autorités : la France est le pays de la liberté, de l'égalité et de la justice.
En réalité, nous sommes les victimes d'une longue tyrannie. La guerre froide et chaude ! Et nous avons peur !
Il m'est très douloureux de constater que les Syriens sont les réfugiés qui ont le plus peur, habités également par la douleur et les regrets. Ils ont peur d'exprimer leurs avis concernant la nourriture, la lourdeur des démarches administratives, et la complexité de la langue française.
Tout simplement, nous, nous n'avons pas choisi la France. Nous avons simplement fui la guerre. Or, celui qui fuit n'a pas de choix. J'aurais pu être une de ces personnes qui sont mortes noyées en mer. Car si l'ambassade de France avait refusé ma demande d'asile, je n'aurais pas eu d'autre choix !


Le déchirement entre là-bas et ici 

Être chassé et contraint à s'éloigner de son pays, contrant à quémander l'exil comme seule voie pour exister, cette expérience de s'arracher à un lieu et se jeter dans l'inconnu même s'il semble être très confortable est une expérience semée de dangers et de sentiment de culpabilité : nous nous sentons coupables d'avoir abandonné nos amis dans l'épreuve. Nous traînons également des sentiments d'échec et de déception. En tant qu'être humain simplement, je me suis épuisée et je ne supporte plus. J'ai perdu un rêve et la possibilité du changement ; il se peut aussi que j'aie perdu la possibilité de m'exprimer et à avoir de la légitimité. َEst-ce que j'ai encore le droit le parler du droit des gens à la vie et à la liberté alors que j'ai fui et je n'en ai pas payé le prix ?


Ma mémoire me fait souffrir. Mais sans mémoire qui suis-je, vers quoi je vais et dans quel but?

L'exil c'est vivre tous les jours ce déchirement. C'est ne pas savoir si l'on est content de soi, de nos choix, ou en colère ! L'exil a toujours été et est encore, l'une des punitions que la tyrannie inflige aux individus qui osent lui faire face et résister. Elle les condamne à être presque atomisé entre là-bas et ici ; à exercer sur eux une pression énorme entre la tendance normale chez les êtres de s'installer et d'avoir droit à une vie stable et tranquille, et l'état d'une dignité qui saigne, car ne pouvant pas supporter l'humiliation, elle se nourrit pour survire, de l'espoir du retour et de retrouver ainsi ce qu'elle avait perdu, et en premier l'entité de l'être, sa place afin de pouvoir construire une situation dans la société.
Perdre son pays n'est pas une expérience liée à un lieu particulier. D'ailleurs j'ai peut-être la chance d'avoir trouvé un autre lieu en France. Ce n'est pas non plus la chance d'une vie meilleure que celle que j'avais en Syrie. La perte du pays est la mère des pertes : d'un seul pas, nous nous trouvons suspendus au-dessus d'un gouffre : la perte de la certitude, non seulement de ce en quoi l'on croyait, mais de ce qui était ancré en nous d'une manière concrète et palpable : nous avions un pays, une maison, des proches, un quartier, etc. Que je sois syrienne est une chose des plus évidentes de mon existence. Mais aujourd'hui, j'ai besoin d'explication, de justifications et de justificatifs , surtout que la guerre a emporté avec elle toute preuve. Désormais, je ne reconnais plus aucune maison, aucune rue. Plus rien ne m'est familier. Les maisons de mes parents et de mes proches à Alep ont été détruites, les souks saccagés et dépouillés. Les arbres que j'aimais tant sont morts. Les amis et les gens que j'aime se sont tous dispersés partout entre prison, exil et perte. Ma propre famille s'est trouvée éclatée dans plusieurs endroits. J'en suis même à craindre la perte de la langue qui me permet de communiquer avec mes petits neveux dispersés entre l'Allemagne et la Turquie. Je communique encore avec eux grâce aux photos et aux dessins. Un jour je ne pourrai plus leur écrire en langue arabe, cette langue que j'aime, car ils ne l'ont pas connue !

En exil, tu dois choisir, toi qui es en pleine hésitation ! Le pays qui t'accueille attend de toi que tu t'intègres et que tu deviennes un citoyen comme les autres. Or, lorsque tu prends ce chemin d'intégration tu as l'impression de « trahir », ta famille et ton pays. Egalement, ce chemin est épineux ; tu ne peux y avancer vite à partir du moment où tu rythmes ta vie en fonction : des pertes des gens de ton pays, leurs blessures, les heures de pénurie d'électricité, le fait que tu remets sans cesse et sans fin le coup de fil que tu devais passer à ta maman le temps de trouver de quoi lui raconter que vous allez vous voir tout en sachant que cela n'est pas possible, et enfin le fait que la communauté syrienne est perdue autant dans ses buts que dans ce qu'elle veut, les Syriens comme toi sont fatigués, épuisés par les déchirements, les différends et les amertumes…
Tu dois donc trier tes priorités tout seul : est-ce que je dois apprendre d'abord la nouvelle langue ou bien oublier ce qui s'est passé et ce qui se passe ? Où est-ce que je vais habiter ? C'est quoi le moins cher à long terme : un mobilier d'occasion ou un mobilier tout neuf ? Et ce long terme va durer combien de temps ? Est-ce que je ne vais plus retourner en Syrie ?

Penser que nous pourrons retourner en Syrie est primordial. Car cela permet d'apaiser l'inquiétude quand à la vie, ses épreuves et ses difficultés, car lorsqu'on revient au pays, on retourne à nos maisons, à notre amoureux, à notre mère et à la patrie, nous revenons à la vie en quelques sorte après la mort ! C'est ainsi que le HCR (l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés) nous garantit le droit de revenir chez nous après la guerre..
Les Palestiniens se sont posés la question depuis plus de 60 ans : l'exil est-il un passage ou un lieu où on s'installe ? La plupart des expériences prouvent que souvent très peu d'individus forcés à l'exil reviennent au pays d'origine. Cela nous oblige à essayer de trouver d'autres choix : que pourrait-on faire pour notre pays d'origine à partir de notre exil ? Qu'attendent les Français de nous qui vivons grâce aux aides de l’État ? Est-ce qu'un individu doit se contenter d'un seul pays ? Et c'est quoi un pays ou une patrie ? Est-ce le lieu et les relations qui, pour être construites, nécessitent la capacité de la personne à donner et à interagir ? Ou bien le lieu et les relations dont a besoin l'individu comme un soutien face à sa solitude, sa faiblesse et ses besoins ?
La patrie est-ce une fatalité ou un choix ? Est-elle le toit de la dictature ou l'espace de la citoyenneté ?

Jusqu'à présent, je n'ai parlé que des difficultés de l'exil, la dureté des épreuves face auxquelles il nous met et qui sont sans doute très nombreuses vis-à-vis de gens qui ont fui une guerre féroce pour survivre. Mais les exils ont d'autres côtés, d'autant plus qu'il se trouve que ces exils sont des pays dont la culture est bien ancrée dans l'histoire, et des systèmes démocratiques basés sur des institutions, sur la loi et des sociétés civiles qui nous donnent des occasions pour apprendre par notre propre expérience, sur le terrain. Elles permettent aussi une vision plus globale et plus claire de nos problèmes, maintenant que nous sommes loin de la guerre et de la pression quotidienne qui ne constituent pas un environnement propice à l'émergence de nouvelles idées et de solutions.

Des sourires coûteux

La première chose qui a attiré mon attention lorsque je suis arrivée à Paris ce sont les sourires des Français, leurs gestes et leurs réactions calmes généralement. Le hasard avait fait que j'ai travaillé dans la rédaction d'une rubrique qui s'appelle « les journaux d'autrefois » dans un journal syrien en ligne, ce qui m'a permis de découvrir une revue en papier très ancienne qui portait le nom :  « Chroniques de la deuxième guerre mondiale ». Hormis ce que j'y ai lu comme détails sur les batailles et les plans militaires, le nombre des blessés et l'état des soldats, etc., j'y ai surtout lu le quotidien des gens : ce dont ils étaient privés, le manque d'habits et de nourriture, leur douleur de se séparer de leurs proches, leurs villes détruites. Certaines photos parlaient des maladies, des handicaps, des besoins ; j'y ai vu la peur, la tristesse et le choc… Enfin, de tout ce que les guerres et les catastrophes sont capables de générer. C'était une découverte pour moi que de constater que les Français se sont remis de leurs profondes blessures ! Et je me suis mise à écrire à mes amis en Syrie avec un grand espoir : les Français sourient car ils sont rassurés du fait que la guerre, les maladies, la faim, la tyrannie, le racisme, sont derrière eux maintenant, enterrés là-bas dans les livres d'histoire ; ils en avaient payé le prix cher et ils ont décidé de ne plus avoir recours aux guerres pour régler les contradictions. Nous aussi nous aurons notre sourire dont nous payons les frais aujourd'hui.
Sauf que les gouvernements des pays puissants font parvenir des messages totalement différents à nos peuples maltraités, lorsqu'ils ferment les yeux sur ce que les dictatures font, sur ce que les systèmes mafieux et leur commerce d'êtres humains, lorsqu'ils hésitent à combattre les systèmes tyranniques, lorsqu'ils facilitent le commerce d'armes, que certains laissent passer les djihadistes dans nos pays (le nombre d'étrangers parmi ces derniers dépassent 80,000 combattants ) et lorsqu'ils dépensent énormément d'argent et de temps afin d'essayer d'intégrer les gens dans leurs sociétés alors que certains ne peuvent ou ne veulent pas s'intégrer.

Stopper la guerre en Syrie et éradiquer la tyrannie, coûteraient beaucoup moins cher que le coût d'en supporter les conséquences sur tous les plans. La France est aujourd'hui mon pays pour lequel je ne souhaite (et à aucun autre) souffrir des répercussions de l'injustice, de la pauvreté et des horizons fermés. Je souhaite que le sourire des Français se répande et arrive à mon pays et non le contraire, que je crains tout de même tellement tout est inextricable dans ce monde.
A mon pays la paix et la liberté.
Et à vous le « salam » !
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Traduit de l'arabe par Rawa Pichetto





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