Wejdan Nassif est l'auteure de Lettres de Syrie.
Salam à la Syrie, mille Salam
Introduction :
Le
mot arabe "salam" inclut 3 sens dans sa substance. A chaque
fois que l'on dit "salam" on veut exprimer et souhaiter
réellement ces 3 sens ensemble à la personne :
-
Salut, salutations.
-
Paix, paix à toi.
-
Sérénité, apaisement pour ton âme et tranquillité pour toi.
Bonsoir,
Nous
les Syriens, dès que l'on a une occasion pour parler, les mots se
bousculent sur nos lèvres, les souvenirs et les scènes débordent
de nos mémoires. Dès lors, se focaliser sur une seule idée paraît
impossible. Nous, qui avons été privés de la parole pendant des
décennies ; celui qui osait parler pendant les quatre décennies
de la tyrannie, était sévèrement puni. Comme vous le voyez, nous
en sommes toutes les trois, des témoins.
En
revanche, quatre décennies de silence et de mutisme politiques ont
pris fin avec le début de la révolution. En mars 2011, nous avons
commencé à entendre nos voix. Prononcer le mot « liberté »
avait un effet magique dans nos gorges. Cet mot magique se répandait
vite d'une personne à une autre, d'un quartier à un autre et d'une
ville à une autre. Le mot « liberté » était le début
de tous les commencements. C'était l'ouverture de la nouvelle ère
syrienne.
Tout
ce que nous voulions c'était la « liberté ». Sauf que
la réponse était les arrestations, les balles réelles, se faire
tabasser violemment dans les rues, puis les blindés, les tirs de
mortiers, leurs avions militaires, leurs barils et même les armes
interdites au niveau international.
A
peine un an après le début de la révolution, nos mots étaient
déjà pleins de sang, tristes et accompagnés des photos de cadavres
et des vidéos de la souffrance et de la destruction. Pourtant, nous
étions déterminés à parler, malgré le prix fort. Pour le mot
« liberté » nous avons perdu des camarades, des proches,
pour la liberté nous nous trouvons ainsi
dispersés partout dans le monde.
Aujourd'hui,
malgré notre sentiment de l'inanité, de l'absurde de la guerre et
de la mort, et notre désespoir vis-à-vis de la communauté
internationale, des décideurs, de l'étroitesse des perspectives,
malgré cet espoir qui s’amenuise, malgré tout cela, nous voulons
parler, et répéter tous les matins : « au commencement
était le verbe ». Et le verbe chez nous commence par le mot
« salam ».
Et
parce qu'aujourd'hui, j'ai l'occasion de parler, j'en profite pour
envoyer avec vous et à travers vous, le « salam » à des
femmes syriennes que j'ai connues, et vu leurs expériences dures
pendant les cinq dernières années. Je vais même prétendre que
vous êtes mes complices pour pouvoir leur envoyer ce « salam ».
Salam
à toi Oum Ali, « fleur de Doummar »
Salam
à toi lorsque tu traînes tes pieds fatigués et ton corps dont
chaque endroit ou presque est atteint par une maladie, après la
disparition de tes deux seuls enfants. Salam à toi lorsque tu
t'appuies sur les épaules de tes deux petits enfants, parcourant les
quartiers pour compter le nombre des personnes arrêtées ainsi que
les martyrs. Tu t'inquiètes de l'état de leurs mères.
Salam
à toi lorsqu'avec tes petits enfants, et malgré l'état de tes yeux
fatigués et qui s'éteignent tous les jours, tu essayes de lire
leurs leçons et de leur apprendre à écrire. Tu leur dis :
« Vous allez apprendre malgré cette guerre maudite, malgré la
mort qui vous a rendus orphelins, malgré la faim, l'obscurité et la
pauvreté.
Salam
à toi qui lis
al-Fatiha partout où tu te trouves, tes deux enfants sont sans tombe
ni pierre tombale ; leurs tombes peuvent être partout en Syrie, déjà
encombrée par les cimetières collectifs. Tu refuses de voir leurs
images déformées et diffusées sur Youtube parmi les photos des
autres détenus, ainsi que les images des martyrs humiliés. Tu
insistes pour garder dans ton coeur leurs images intactes de jeunes
hommes dans la fleur de l'âge.
Salam
à ton coeur plein de bonté et à tes mains, qui et malgré les
peines, la perte et la maladie, préparent encore des plats pour tes
voisins affamés.
Oum
Ali dit : « J'ai perdu mes deux enfants, les prunelles de
mes yeux. Que cette guerre s'arrête car je ne veux pas perdre mes
petits enfants. »
Salam
à toi Samira al-Khalil
Comment
ça va, camarade dans la détention et dans la vie ?
Ton
père est mort pendant ton absence. On ne lui avait pas dit que tu
étais enlevée depuis deux ans. Quant à moi, nous sommes partis ma
famille et moi en France. Un pays que je n'aurais jamais imaginer
visiter même en tant que touriste.
J'ai
enfin obtenu un passeport après près de 20 ans d'interdiction d'en
avoir un et de voyager. Je l'ai facilement obtenu et je suis
partie facilement aussi. Ils veulent qu'on parte, Samira. Oui, ils
veulent qu'on parte avec un billet d'avion, aller simple.
Je
sais que tu n'avais pas songé au départ, que tu n'avais pas de
passeport ; quand tu as voulu fuir la tyrannie du régime, tu es
allée à la région de la Ghouta, dans la banlieue de Damas,
soi-disant« libérée ». Tu as habité parmi ceux que tu
as considérés comme une famille. Tu as partagé leurs peines, leur
faim et leurs peurs des
missiles et des
barils explosifs. Avec eux, tu as mangé le pain des lentilles, et tu
as témoigné du massacre chimique. Tes papiers que publient tes amis
racontent beaucoup de ce que tu as pu supporter, avant que ceux qu'on
prenait pour des révolutionnaires mais qui ne le sont pas, ne
t'enlèvent.
Tu
vas hocher la tête et tu vas dire, comme tu le répétais
incessamment : « c'est le régime qui les a fabriqués. La
violence qu'il exerçait quotidiennement a créé l'extrémisme et le
terrorisme. » Je crois que tu ne sais pas qu'aujourd'hui la
communauté internationale combat le terrorisme et ignore celui qui
l'a créé !
On
dirait, mon amie, qu'il faudrait qu'on leur raconte l'histoire depuis
le début, à nouveau ! Mais nous n'avons pas le temps
aujourd'hui… Sois bien, je te prie.
Salam
à toi, Lana Mouradni
Je
vais raconter, ma petite, à mes interlocuteurs, que tu étais une
activiste pacifiste à Damas et sa banlieue, que tu as travaillé
dans le secours humanitaire, et qu'aujourd'hui tu es détenue par le
régime ; accusée d'avoir fourni aux enfants des
« terroristes » des livres scolaires, des cahiers et des
stylos afin qu'ils apprennent. Je vais dire à mes interlocuteurs que
selon les dires des avocats, tu as été arrêtée pour un autre
motif : tu es accusée d'être la fille de tes parents :
Nizar Mouradni et Bouthaina Tanbakji.
Sais-tu
Lana, que tes parents étaient les plus beaux amoureux que j'ai
rencontrés à la branche Palestine en 1987 (poste des renseignements
généraux où on arrêtait les gens). Tous les matins, ta mère
posait son visage sur le mur du dortoir et se mettait à chanter
pendant longtemps des chansons de Fairouz afin que ton père puisse
les entendre dans sa cellule. Tu as été privée de ta mère pendant
trois ans et de ton père pendant 15 ans, arrêtés tous les deux
dans les prisons du régime. Le fait qu'ils soient tes parents
devient un motif pour t'accuser toi !
Salam
à toi et à tes camarades dans la prison de Adra autour de laquelle
se déroulent des combats violents, par des forces qui n'épargnent
pas les civils, alors que dire des détenus ! Crie-leur au
visage :
«
Est-ce un acte héroïque que de tuer un oiseau prisonnier ! »
Salam
à toi et aux gens de ta génération. Vous avez grandi sans que l'on
s'en rende compte, et vous avez vaincu le siège, le manque politique
et nos peurs pour vous.
Ma
fille, nous avions peur pour vous à cause de nos idées. Nous avons
essayé de vous tenir loin. Mais vous n'avez pas accepté. Vous avez
voulu écrire l'avenir de la Syrie tel que vous le souhaitez.
Salam
à toi, Faten Rajab
Salam
à toi lorsque tu inscrivais des phrases sur les banderoles de la
liberté qui servaient aux manifestations pacifiques dans ta
commune ; lorsque tu apprenais aux femmes comment tricoter le
drapeau de la révolution et le décorer par les étoiles rouges.
Salam à toi lorsque tu cousais les plaies des victimes et tu
criais : « liberté, liberté ! ». Salam à toi
qui supportais les peines et les douleurs sans te plaindre, car
dis-tu que Dieu donne de la force aux opprimés.
On
m'a dit qu'on t'avait exécutée ! Mais je ne le crois pas. Tu
es là, tu déambules autour de moi et tu me montres l'endroit de ta
plaie causée par une balle qui t'a touchée alors que tu essayais de
sauver les enfants arrêtés.
Mon
amie, il faudra que tu nous racontes amplement comment ces officiers
iraniers ont conduit l'enquête avec toi depuis ton arrestation en
novembre 2011, comment tu es restée seule dans ta cellule
individuelle, et comment tu as refusé l'urne de vote qu'ils t'ont
apportée, à toi et à tes camarades détenues dans la prison
d'Adra, à l'occasion des élections présidentielles au mois de
juillet 2014 afin que vous votiez pour Bachar al-Assad. Puis comment
ils t'ont transférée vers une destination inconnue. Tu devras nous
raconter beaucoup de choses. Sois bien ma belle amie de Douma. //
Salam
à toutes les femmes syriennes, en Syrie, vêtues depuis 5 ans de la
robe de l'espoir et qui tentent toujours de contourner l'horreur et
citent les versets de l'amour à ceux qui sont restés en vie.
Salam
à toi, la Syrie, à tous les recoins de ta terre bonne. Salam à tes
fils patients, résistants et exilés partout dans le monde. Salam à
tous les détenus, à tous ceux qui ont été enlevés et dont on n'a
aucune nouvelle, femmes et hommes. Salam à tous les martyrs… Salam
aux coeurs de leurs mères, de leurs pères et de leurs familles.
Salam à tous les coeurs qui ont supporté la perte, la tristesse et
qui se consolent en pensant qu'un jour meilleur viendra sans faute,
que cette obscurité se dissipera et que nous pourrons revenir afin
de panser tes plaies, t'embrasser et essuyer tes larmes.
Salam,
Salam, Salam… Répétez avec moi. Car notre Syrie a besoin du
Salam, afin qu'elle préserve ses enfants, et qu'elle reste au coeur
du monde.
Salam
à la Syrie, mille Salam.
Wejdan
Nassif.
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Texte traduit de l'arabe par Rawa Pichetto.
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