Entretien avec les étudiantes de l'IEP de Toulouse, autour de leur atelier de sociologie qui a abordé la question de la mémoire des migrants chez les réfugiés syriens et espagnols à Toulouse
Merci à Fanny Collard, Marie Anière, Coralie-Anne Ramdiale et Judith Bligny-Truchot d'avoir accepté de répondre à nos questions.
Entretien réalisé par Rawa Pichetto.
7 juin 2015
1- Vous avez récemment mené une étude de sociologie dans le cadre de vos recherches, autour de la mémoire des migrants. Vous avez choisi, avec les migrants espagnols, les réfugiés syriens. Pourquoi ce choix ?
Fanny Collard : La question de la mémoire des migrants, et plus précisément des réfugiés politiques nous semblait intéressante car elle est souvent marquée par un sentiment d'exil, un départ brutal et non préparé à l'avance du pays d'origine. La mémoire des Syriens nous intéressait d'autant plus car cette dernière est récente, en construction. De plus, ce choix témoigne d'une volonté de meilleure compréhension de la situation dans ce pays et du peuple syrien, situation qui a fait l'actualité mais paraît aujourd'hui de plus en plus occultée ou déformée par les médias.
Marie Anière : Tout d’abord car c’est un conflit contemporain qui a de nombreuses répercussions. La récente migration syrienne semble être un terrain d’étude relativement inexploité, alors que l’étude sociologique peut permettre de rendre compte des trajectoires des individus et à terme de la situation actuelle. En étudiant le cas des réfugiés syriens, j’avais pour ambition de reconstituer au travers les récits des réfugiés les étapes d’un conflit complexe et de confronter les différents vécus afin d’avoir une idée de ce qu’est la migration politique dans ce contexte. Au-delà de cette volonté , le cas syrien m’a toujours particulièrement touchée, notamment après des projections au cinéma ABC. Cette enquête était l’occasion d’en savoir plus et de contribuer, à notre échelle, à la connaissance sociologique du dossier.
Coralie-Anne Ramdiale : Nous avons pensé assez intuitivement aux réfugiés syriens parce que c’est un sujet d’actualité. Plus particulièrement, je me suis dis que cela serait une façon de mieux comprendre le sujet épineux qu’est le conflit syrien.
Judith Bligny-Truchot : Nous avons choisi de mener notre étude sur les migrants espagnols et les réfugiés syriens afin d'avoir deux approches de la mémoire, la mémoire du départ pour les Syriens, et la mémoire de l'arrivée pour les Espagnols. Nous avons choisi ces deux cultures pour des raisons différentes. En effet, la situation syrienne est au cœur de l'actualité de nos jours tandis que les réfugiés espagnols représentent une grande communauté à Toulouse.
2- Vous étiez parties d'un support théorique vers le terrain. Qu'est-ce que vous pouvez en dire ? Est-ce que le terrain a suffisamment illustré les théories sur lesquelles vous vous étiez appuyées ?
F. C. : Le terrain a effectivement illustré de nombreuses théories grâce auxquelles nous avons pu exploiter les entretiens (c'est le cas pour les théories d'A. Sayad ou de M.Halbwachs en particulier sur les migrations et la mémoire collective.). Cependant, le concept est une version généraliste et simplifiée de la réalité, la dimension personnelle de chaque histoire de vie et la spécificité du cas syrien sont à prendre en considération.
M. A. : Oui, il était même très troublant pendant certains entretiens de réaliser à quel point les parallèles étaient forts. De fois, les dires des enquêtés, leurs ressentis ou la manière dont ils mettaient en récit rentraient en total écho avec des concepts que certains sociologues avaient forgés. C’était intéressant de réaliser à quel point une expérience, malgré sa part de conjoncturel, renvoie à des régularités qui recoupent grand nombre de migrations politiques. Le terrain a donc été une source illustrative riche, mais il nous a aussi posé de nouveaux questionnements, des pistes de recherche qui n’ont pu être approfondies ou abordées par manque de temps. C’est en réalisant l’enquête que celle-ci prend de nouvelles formes et directions, que nos questionnements et analyses s’affinent en fonction de ce que l’on considère comme important dans les récits ou dans les caractéristiques sociales des enquêtés. Ainsi, le terrain et la théorie se complètent, dans une sorte de cercle vertueux .
C-A. R. : Nous nous sommes appuyés sur des théories comme celle de la rupture biographique et de la distanciation spatio-temporel. Ces théories s’appliquent à la situation de l’exil et collent avec le sujet que nous avions ; nous voulions comprendre comment le départ de Syrie et l’arrivée dans la ville de Toulouse a été vécu et ressenti. Le terrain a confirmé nos hypothèses de départ. Nous avons en effet été surprises que les enquêtés nous racontent spontanément des anecdotes qui illustraient totalement nos hypothèses.
J. BT. : Le terrain a en effet permis d'étayer et de confirmer les concepts que nous avons choisis d'utiliser pour notre étude sociologique sur les migrants. Il a en effet permis de mieux comprendre ce que les sociologues pouvaient entendre par leurs concepts.
3- Dans votre étude, vous mentionnez le terme « entretiens semi-directifs ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que cela signifie exactement ?
F. C. :Un entretien semi-directif consiste à poser des questions assez ouvertes et larges de manière à laisser libre-cours à l'enquêté dans ses réponses (à la différence du questionnaire utilisé en sociologie par exemple), tout en l'orientant sur des thèmes prédéfinis. Cela permet de guider l'enquêté tout en le laissant évoquer ce qu'il souhaite. C'est aussi l'occasion d'approfondir certains sujets en reposant une question plus précise, que nous n'avions pas forcément préparés à l'avance.
M. A. : Un entretien semi-directif est un entretien préparé à l’avance ( certaines questions sont écrites), où l’enquêteur sait « où il veut en venir », c’est-à-dire qu’il a des pistes théoriques et des questionnements particuliers, mais il n’impose pas cette grille unilatéralement et laisse l’enquêté s’exprimer librement. En d’autres termes, l’entretien est élaboré dans les grandes lignes mais c’est dans et par le récit de l’enquêté, les soubresauts propres à chaque trajectoire, chaque individu, que se forge l’entretien. L’entretien est fait en fonction de l’enquêté, c’est à lui de raconter son histoire, et même si les questions orientent et structurent l’entretien, c’est le récit de l’enquêté qui est la véritable matière première sur laquelle l’enquêteur adapte ses questions. L’entretien semi-directif est donc un équilibre.
C-A. R. : Il existe plusieurs types d’entretien, le directif par exemple qui consiste uniquement à du « question- réponse ». Nous avons fait le choix du semi directif car nous avons pensé que cela permettrait plus de liberté, et que cela atténuerait le stress des enquêtés. Lors d’un entretien semi-directif, la personne qui mène l’entretien n’a qu’une grille de questions, c’est à dire seulement des grands thèmes qu’elle souhaite aborder. L’entretien se déroule entièrement avec la participation de l’enquêté ; en effet, on laisse l’enquêté nous raconter diverses expériences par rapport à un grand thème que l’on pose, et on rebondit sur ce qu’il dit. Cette méthode s’apparente plus à une discussion et permet à tous les participants d’être plus à l’aise
4- En dehors du cadre de votre recherche, est-ce que ces entretiens vous ont apporté quelque chose sur le plan personnel, humain, etc. ?
F. C. : Ces entretiens m'ont énormément apporté sur le plan personnel, car c'était une expérience humaine très riche. Après avoir écouté attentivement ces témoignages, il est impossible de ne pas se sentir impliquée dans les évènements en Syrie. Ces entretiens ont aussi décuplé mon intérêt pour le peuple syrien, ce pays et sa culture. Ils m'ont aussi donné l'envie d'orienter mon projet professionnel vers la question de l'aide aux réfugiés et aux migrants (dont on a une toute autre vision grâce à la perspective sociologique, car dans le pays d'accueil, les migrants sont traités indépendamment de leurs racines, de leur passé. On pense toujours à l'immigration et on oublie souvent l'histoire de l'émigration, du départ. Je pense que la majorité des personnes ne réalisent pas le déracinement et la difficulté d'un tel départ.)
M. A. : Oui ! après chaque entretien, il était difficile de ne pas être chamboulé. J’avais cette impression d’être deux individus à la fois : le sociologue concentré qui tente de démêler ce qu’il vient d’entendre, et la personne profondément touchée. Ces entretiens m’ont donné envie de réaliser des stages dans des organisations internationales relatives à la question des migrations.
C-A. R. : Personnellement cela m’a beaucoup apporté. Les rencontres que nous avons faites sont uniques. De plus toutes les personnes que nous interviewées ont partagé avec nous des choses personnelles, des expériences difficiles. À la fin de chaque entretien j’avais le sentiment qu’il fallait que je parle autour de moi du conflit syrien. Après le premier entretien j’avais été particulièrement touchée. Humainement cela m’a fait prendre plus conscience des inégalités qui existent et de la chance que j’ai de vivre dans un pays démocratique. La volonté et la ténacité des personnes que nous avons rencontrées sont des sources d’inspiration pour moi.
J. BT. : Ces entretiens ont été aussi enrichissant sur le plan humain qu'ils ont été durs sur le plan psychologique, mais c'est assez dur de mettre des mots sur en quoi ces entretiens étaient enrichissants, cela vient d'un tout, la rencontre, l'histoire des Syriens, leur façons de raconter leurs expériences...
5- Est-ce que ces témoignages ont modifié ou apporté du nouveau à votre regard au sujet de la Syrie, les Syriens et le conflit actuel ?
F. C. : Les entretiens ont modifié ma vision du conflit, car celle-ci était biaisée par la version des médias, focalisée sur Daech. De plus, les personnes que nous avons interrogées ont vraiment manifesté une volonté de témoigner, de raconter ce qui se passe vraiment en Syrie (par exemple quelques personnes ont insisté sur la dimension initialement pacifique de la révolution, ou sur la violence du régime de Bachar Al-Assad). Le fait d'entendre ces discours fait prendre conscience de la réalité des événements, bien plus que les informations des médias qui se contentent de comptabiliser le nombre de morts de façon déshumanisante. Je comprends beaucoup mieux la situation désormais, et m'en sens plus proche après avoir écouté les réfugiés.
M. A. : Oui, ne serait-ce qu’en me rappelant qu’il est toujours actuel. Le traitement médiatique ne peut pas toujours rendre compte de la complexité de ce conflit, et la vision tronquée que j’en avais a été remodelée. Par ailleurs, ces entretiens ont été l’occasion de personnifier le conflit, ce qui constitue un élément majeur : une guerre prend une dimension différente lorsque l’on dialogue avec ceux qui l’ont vécue. Le conflit a pris dans mon esprit une acuité nouvelle, non pas celle de l’intensité des combats et de la complexité des enjeux et des causes, mais bien une force humaine. Ces entretiens ont permis d’incarner le conflit.
C-A. R. : La rencontre avec les Syriens m’a d’abord permis de mettre des visages sur une réalité. Désormais quand j’entends parler de la situation en Syrie cela ne me paraît plus désincarné. De plus durant ces entretiens nous avons rencontré différents Syriens, de différentes tranches d’âge ; cela m’a permis de comprendre plus la véritable situation en Syrie car il s’agit de témoignage direct, de personnes qui ont directement vécu le conflit.
J. BT. : Les enquêtés ont beaucoup insisté sur le fait que les médias ne traduisaient pas bien la situation actuelle en Syrie et leur point de vue m'a permis d'avoir une approche plus critique et peut-être plus complète sur la situation du pays.
6- Est-ce que vous avez rencontré des difficultés particulières lors de la réalisation de ces entretiens ?
F. C. : La principale difficulté était d'adopter une posture neutre dans le cadre d'une démarche sociologique, le contexte étant très éprouvant. Cela dit, l'ambition de notre professeur était aussi de nous engager dans une démarche citoyenne, ce que ces entretiens ont aussi pu favoriser.
M. A. : Je n’ai pas rencontré de réelles difficultés, si ce n’est celle du détachement émotionnel. Il faut, lors de l’entretien, réussir un double exercice : être soi-même et sensible, tout en conservant une rigueur scientifique. Il est parfois difficile d’orienter l’entretien vers une direction qui a été convenue avec l’équipe alors qu’on a envie de creuser une petite question qui nous tient à cœur personnellement car elle nous a marqué.
C-A. R. : J’avais des appréhensions au début surtout du fait de la barrière de la langue, mais en réalisant le premier entretien à l’aide d’une interprète, j’ai vu qu’en fait c’était tout à fait possible.
J. BT. : Le premier entretien était particulièrement difficile émotionnellement dans la mesure où ce n'est pas pareil de lire/voir un témoignage dans les médias que d'avoir une personne en chair et en os raconter son histoire. De plus, il est difficile de garder la neutralité nécessaire à l'entretien face à certains récits.
7- D'une manière très spontanée, quels seraient les premiers mots qui viennent à votre esprit suite à la rencontre de ces réfugiés syriens ? Auriez-vous envie de leur adresser un petit message ?
F. C. : J'aimerais remercier les réfugiés syriens qui nous ont accueillies, nous ont donné de leur temps, et ont accepté de nous livrer leurs souvenirs aussi violents et personnels soient-ils. Cette expérience m'a énormément touchée. Le défi des réfugiés et du collectif Toulouse Syrie Solidarité de faire lumière sur les événements en Syrie est réussi car mes camarades et moi resterons durablement marquées par ces récits.
M. A. : Courage, espoir et lutte ! J’aimerais leur dire à quel point je les admire, que je m’identifie à leurs sentiments bien qu’on ne puisse sans doute en mesurer l’intensité qu’en les vivant. Si vous avez l’occasion de partager votre récit, faites-le, il faut faire vivre la mémoire. Et merci pour avoir accepté de le faire avec nous.
C-A. R. : Rencontrer ces réfugiés syriens m’a vraiment enrichie personnellement au delà du travail sociologique. Toutes les personnes que nous avons rencontrées ont été formidables.
Je les remercie sincèrement d’avoir partagé leurs histoires de vie avec nous avec toute la difficulté que cela implique, j’ai personnellement ressenti cela comme un cadeau ou plutôt comme un flambeau qu’on doit continuer à passer ; c’est pourquoi je continue à m’informer sur la situation en Syrie et que je continue d’en parler autour de moi.
J. BT. : Dur, enrichissant, unique.
Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez accordé et bonne chance pour l'avenir en France, en Syrie ou ailleurs !
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